Le jazz est apparu à la Nouvelle Orléans à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Mais c'est surtout dans le Nord des Etats Unis - et plus particulièrement à Chicago - via les migrations des populations du sud et profitant de l'industrie du disque et du divertissement que ce premier jazz -"New Orleans" ou "Dixieland" va se développer jusque dans les années 1930 et connaitre un "revival" dans les années 40.
Selon James Lincoln Collier (L'Aventure du Jazz, Albin Michel Tome 1) trois formes de synthèses musicales (entre l'occidentale et l'africaine) vont converger pour donner naissance au Jazz au début du XXème siècle:
Une explication de la naissance du jazz ne peut s'appuyer que sur des suppositions, des déductions, car il n'y a pas vraiment de moyen de savoir comment était réellement jouée la musique qui a prédisposé aux premiers jazz(s) enregistrés.
Il semble que La Nouvelle Orléans fut l'endroit idéal pour engendrer cette fusion musicale que l'on nomme jazz. La ville a en effet toujours été un lieu de brassage culturel, et sa situation géographique encourage le plein air.
Fondée en 1817, elle est initialement vouée à la culture franco-espagnole, plus proche des Caraïbes que des grandes villes du Nord anglo-saxonnes, et donc très différente.
La population de la ville a doublé entre 1803 (date à laquelle elle devient un état des Etats Unis), et 1809 notamment en accueillant des réfugiés de Saint Domingue; des créoles, et les Espagnols expulsés de l'île de Cuba. En 1810 seuls 3200 habitants sont anglophones sur un total de plus de 24500. Ensuite de nombreux français auraient atteint la Nouvelle Orléans aux alentours de 1830 (le port de Bâton Rouge étant réservé au transport d'esclaves).
La ville a la réputation d'être très libérale, on y tolère les plaisirs de la vie (y compris ceux que la morale réprouve) et les noirs peuvent s'y exprimer plus librement.
A la fin du XIXème, la "Cité du Croissant" (voir la carte ci dessus) est une "sorte de Tour de Babel de peuples et de races" nous dit J. E. Berendt. La ville a aussi une réputation de débauche (alcool, prostitution , jeu) : le quartier de Storyville concentre toutes ces activités dès 1897 (ordonnance du 6 juillet destinée à réglementer la prostitution dans la ville) et bon nombre de musiciens vont y être embauchés pour y assurer l'indispensable ambiance festive.
Mais c'est en fait toute la ville qui regorge de musiques (un recensement de la population en 1910 indique 33% de musiciens)
"A la Nouvelle Orléans, on entonnait des chants du folklore anglais, on se déchainait sur des danses espagnoles, on jouait de la musique de danse et de ballet française, et on marchait au son des fanfares prussiennes ou françaises. On entendait résonner dans les multiples églises les hymnes et les cantiques des puritains et des catholiques, des baptistes, des méthodistes- en se mêlant à tous ces sons, il y avait les shout (cris) des vendeurs ambulants noirs ainsi que les danses et rythmes noirs."
Joachim Ersnt Berendt, Le Grand Livre du Jazz , ed. du Rocher, 1986
CREOLES ET NOIRS
La culture créole a joué un rôle important dans l'émergence du jazz. Les créoles se disaient être des descendants des premiers colons et en étaient fiers. Bien qu'une partie de cette population soit de sang mêlés (les "créoles de couleur" au teint clair), on ne devait, selon eux en aucun cas les assimiler aux anciens esclaves noirs, devenus "hommes de couleur libre". Les créoles entretenaient à leur égard des préjugés de classe, de couleur très féroces.
Mais après l'abolition de l'esclavage, et selon les "lois Jim Crow", une personne de sang mêlé (sous entendu: du sang africain) est un Nègre, ce qui renvoie les créoles au même rang social que les Noirs, c'est à dire le prolétariat noir de la ville.
Ce changement les privait de leurs situations influentes, de leur bien être, mais les créoles continuaient d'entretenir leur culture bourgeoise, à la française, vivant en ville, dans le quartier français, quand ils n'en avaient pas été exclus.
Toutefois les deux populations se devaient de cohabiter.
Au sein des familles bourgeoises créoles, il est de bon ton de savoir jouer du piano ou un autre instrument de musique (plutôt de la clarinette!), juste pour la
divertissement des proches et amis, pour la culture générale, pour apprécier le dernier opéra joué en ville, et éventuellement participer à un orchestre amateur (pratiquement tous les grands noms
de jazz ont un métier et ne sont pas des professionnels).
Le musicien créole est un musicien formé selon les règles occidentales: il sait lire et écrire la musique. Les orchestres de danse créoles présentaient donc la musique à la mode, écrite et arrangée, tandis que les orchestres noirs avaient tendance à jouer de mémoire et à intégrer progressivement des variations et des improvisations dans leurs interprétations (probablement en commençant par retenir une mélodie dont l'accompagnement était "ré-inventé").
Ils avaient conservé leurs traditions, y compris celles des danses et musiques de Congo Square qui continuaient à se pratiquer clandestinement. Ils jouaient la musique que les Blancs désiraient entendre tout en continuant à pratiquer les spirituals et gospels et les blues vocaux
et instrumentaux.
Joachim Ernst Berendt dans son "Grand Livre du Jazz" explique:
"D'emblée il y eut un style de jeu blanc; moins expressif, mais parfois plus habile sur le plan technique. Les mélodies étaient plus coulantes, l'harmonie "plus pure", les sonorités plus orthodoxes. Il y avait moins de notes coulées, moins de vibratos expressifs, moins de portamenti et de glissandi; A chaque fois que ces effets étaient utilisés, c'était de manière nettement délibérée; en sachant que l'on était aussi capable de jouer "correctement"(...) En revanche la musique des orchestres noirs, qu'elle soit joyeuse ou cafardeuse donnait toujours le sentiment qu'elle devait être ainsi faite"
PRATIQUE MUSICALE
Le peuple afro-américain s'est progressivement reconstruit une culture musicale sur la base des chants de travail, chants religieux, et inventant le blues. Les maîtres blancs appréciaient les talents musicaux de leurs esclaves et, le plus souvent les encourageaient.
Le premier orchestre classique de la Nouvelle Orléans comptant une centaine de musiciens, noirs et blancs fut crée vers 1830 : le "Negro Philarmonic Orchestra" ou Société Philharmonique fondée par les créoles libres avant la Guerre de Sécession, dirigée par le violoniste noir Constantin Debergue et Charles Richard Lambert. ou le "New Orleans orchestra" de J. Armand Piron, le "Club Lyre Symphony Orchestra Créole" de John Robichaux, fondé en 1897 émanation de la Société Musicale La Lyre fondée par Octave Piron en 1889 ou encore les violonistes Edmond Dédé (1827-1903), Antoine Charles Elgar (1879 - 1973), les compositeurs Victor Eugène Macarty (1821-1881), les frêres Charles Lucien (1828-1896) et Sidney Lambert (1838 - 1903), Samuel Snaër (1835-1900), et Basile Barres (1845-1902).
La bonne société de la Nouvelle Orléans aime les opéras présentés au Théâtre d'Orléans par l'Orchestre de l'Opéra Français (longtemps dirigé par Eugène Prévost, grand prix de Rome en 1821), ou des zones étaient réservées aux esclaves. Il existait aussi des orchestre de chambre composés de blancs et de créoles.
Concernant la musique plus populaire qui allait donner naissance au jazz, les musiciens présentés comme les vétérans:
Isidore Barbarin (1871 1960), Amos White (1889 1980) Lorenzo Tio (1862 1940) Louis Dumaine (1890 1940) , Alphonse Picou (1878 1961), George Baquet (1883 1949), John Robicheaux (1866 1939), Paul Barbarin (1899-1969).
Bien sûr à Storyville (du nom du magistrat chargé de faire appliquer le décret de 1897: Joseph Story), dans les maisons de passe, les pianistes (parfois des guitaristes, plus rarement des orchestres) ont eu l'occasion de développer leur style, et notamment , à coté des airs à la mode et autres ragtimes, jouant des blues instrumentaux, sous la forme de "slow drag", sorte de ragtime lent pour des danses à "caractère nettement sexuel" nous dit J. L. Collier.
Mais il y avait surtout de nombreux orchestres qui sillonnaient la ville: les fameux "Brass Band" (parfois nommés "marching band") qui jouaient toutes sortes de musiques, à commencer par le "ragtime", les marches, et les blues.
Un "brass band" est un orchestre de cuivres (parfois fort nombreux) avec diverses percussions. Ceux de la Nouvelle Orléans sont constitués de trompette et/où cornet, trombone, clarinette (et/où saxophone) et accompagnés par une section rythmique: banjo (et/où guitare, puis ensuite piano), sousaphone (soubassophone où basse à cordes: contrebasse), batterie (grosse caisse, caisse claire, cymbales)
Ces "band" animaient les rues et les échoppes pour divers événements: "Les blancs , les Noirs et les créoles avaient tous leurs clubs professionnels, sportifs, mondains ou à vocation d'associations fraternelles. (...) ces organisations ne faisaient rien sans musique. Un bal, une sortie des membres, une parade pour célébrer tel ou tel événement, un enterrement, tout se passait en musique"...ou plus simplement pour le plaisir d'exhiber les nouveaux uniformes, de bien jouer, bien manger et bien boire.
Papa Jack Laine, sorte de "père du jazz blanc" dirigeait un orchestre de musiciens blancs particulièrement réputé dès 1891, tandis que le cornettiste noir Buddy Bolden développait son propre style, une façon de jouer et de penser l'orchestre jusqu'alors inouïe, que l'on considère comme le premier jazz: les "string band" qui dominaient dans les années 90 fusionnent avec les "marching band", faisant passer les cordes au rang de section rythmique: le rôle de soliste passe alors progressivement du violon au cornet, ou la trompette.
La plupart de ces orchestres jouaient de mémoire, en ayant recours à l'improvisation.
Les "spasm band" (groupes d'enfants, le plus souvent, proches des "jug band") participaient aussi à ces fêtes en utilisant toutes sortes d'objets trouvés ça et là pour en faire des objets sonores. Le "Razzy Dazzy" band est d'ailleurs considéré comme un groupe de jazz.
Les instruments de musique étaient hors de prix pour la plus grande partie des populations pauvres, et on fabriquait des guitares avec des boites de cigare ou des bidons , des percussions avec ce que l'on trouvait, des contrebasses avec un manche à balai sur une bassine, et on récupérait divers objets pour en faire des instruments de musique et ainsi participer à cette ambiance de fête....mais après la guerre de 1898, l'armée soldait ses instruments et on pouvait facilement trouver des instruments de musique d'occasion dans tout le sud des Etats Unis.
En 1917, l'Original Dixieland Jass Band, un orchestre de musiciens blancs qui faisait sensation à Chicago depuis quelques temps enregistre "Livery Stable Blues" et "Dixie Jass Band One Step", un 78 tours qui rencontre un succès immédiat (1 million d'exemplaires vendus). On adopte immédiatement la musique et le mot "jazz" au point que les années qui suivirent furent nommées "l'Age du Jazz".
Divers facteurs ont contribué au développement du Jazz New Orleans:
1/ l' industrie du disque.
En 1877 Edison invente le gramophone.
L' appareil est un luxe que peu de gens peuvent s'offrir, mais les saloons et drugstore en sont équipés, et les clients peuvent écouter les morceaux à la mode à l'aide d'écouteurs.
Puis le gramophone se démocratise.
En 1917 on vendait quelques 7 millions de disques, en 1921; 100 millions...
2/la danse
Après la folie du ragtime et le succès commercial des premiers enregistrements d'orchestres de jazz est venu aussi l'engouement pour la danse de salon.
Le ragtime avait engendré des danses plus simples que les traditionnelles polkas, et quadrilles prisées jusqu'alors dans la bonne société.
Les américains aimaient à sortir pour danser parfois plusieurs fois par semaine. Il fallait donc des orchestres pour répondre à cette demande croissante dans les années 20 et 30.
3/philosophie
Le jazz a dès le début bénéficié d'un certain relent de marginalité. Il était associé à une certaine nonchalance un peu sexy, parfois arrogante et semblait affirmer qu'on devait avant tout s'amuser.
Cela convenait à la Génération Perdue, ces jeunes artistes devenus adultes durant la première guerre mondiale. Désillusionnés par les vieilles valeurs bourgeoises, la guerre et pétris d'anti conformisme ces artistes vont chercher de nouveaux moyens d'exprimer leur ressenti en renversant les codes en usage et vont se retrouver dans cette musique.
(Ezra Pound, Eugene O'Neill, James Joyce, Picasso, Braque, Matisse)
On peut supposer que les musiques jouées à la Nouvelle Orléans étaient très variées: des ragtime, du blues instrumental, des musiques de parade diverses, des marches, des airs d'opéra, des minstrels, des chansons à la mode, des spirituals...
Les musiciens eux mêmes qui ont pu témoigner manquent de vocabulaire musicologique. D'après certains de ces témoignages il y avait depuis 1900 environ trois sortes d'orchestres: "...ceux qui jouaient ragtime, ceux qui jouaient de la musique douce, et ceux qui ne jouaient que des blues." (Pops Foster in L' Aventure du Jazz) ou encore "...les orchestres jouaient des blues, des ragtime, et parfois une composition originale." (Zutty Singleton in L' Aventure du Jazz).
Ces musiques bien que variées ont divers points communs:
STYLE NEW ORLEANS
A propos de la métrique (mesure à deux temps transformée en quatre temps)
« les basses continuaient à énoncer seulement le premier et le troisième temps de la mesure [initialement à 2 temps transformée en 4 temps]. Les banjoïstes, marquaient la mesure de haut en bas et de bas en haut, de telle sorte que le son des premier et troisième temps différait de celui des deuxième et quatrième temps. Les drummers faisaient quelque chose de semblable.»
« …l’effet produit était une sorte de balancement d’avant en arrière, d’arrière en avant qui devint un des éléments les plus excitants de cette musique »
A propos de la ré-interprétation rythmique
« le musicien de jazz qui improvise peut faire plus de divisions subtiles [que le musicien classique] qui résistent d’ailleurs à l’analyse (…) il est généralement inconscient de ce qu’il fait, il essaie simplement de swinguer (…) un des moyens , pour un musicien de jazz, de détacher ces deux notes [ pour un temps], c’est de les diviser d’une manière non mesurable, en les accentuant de différentes façons, afin qu’elles ne sortent pas aussi régulièrement que les balles d’un fusil mitrailleur. »
A propos des fonctions instrumentales
Pour les noirs non lecteurs, (de musique) apprendre de tête tout un morceau de ragtime représentait un véritable casse tête. Aussi, le "meneur" ; celui qui joue la mélodie principale (violon, cornet , trompette) apprenait quelques airs de ragtime et le trombone et la clarinette se débrouillaient pour reconstituer un "enrobage" (ce que les musiciens nomment "les harmonies", ce que joue un pianiste ou guitariste lorsqu'il accompagne un chanteur) pendant que la section rythmique assurait le tempo.
Ainsi s'est créée une des caractéristiques principales du style "New Orléans" qui se développe dans les années 20: le cornet ou la trompette joue la mélodie principale ce qui était le role du
violon (en haut), la clarinette "brode" (courbes flêchées) autour de cette mélodie, et le trombone
assure les basses (les notes sur lesquelles sont bâties les "harmonies": droites et flèches vers le bas) ponctuées de glissandi. (le style "tail gate": les musiciens juchés sur un camion- pour faire
de la publicité à un nouveau commerce en ville par exemple - laissaient le hayon ouvert de façon à laisser le trombone jouer de sa coulisse sans gêner ses camarades). La section rythmique:
guitare ou banjo, contrebasse et batterie assure la pulsation, insufle l'énergie, inter agit avec les danseurs.
L'orchestration type des premiers jazz band:
violon, cornet, clarinette, trombone, guitare, contrebasse et batterie
Sources
L'Aventure du Jazz, tome 1
J. L. Collier.
Le Grand Livre du Jazz
J. E. Berendt.
Livres en ligne:
Out of Sight: The Rise of African American Popular Music, 1889-1895
Par Lynn Abbott, Doug Seroff
Eurojazzland: Jazz and European Sources, Dynamics, and Contexts
publié par Luca Cerchiari, Laurent Cugny, Franz Kerschbaumer
Exploring Early Jazz: The Origins and Evolution of the New Orleans Style
Daniel Hardie
The Ancestry of Jazz: A Musical Family History
Par Daniel Hardie
A Trumpet Around the Corner: The Story of New Orleans Jazz
Samuel Charters
Ragtime: An Encyclopedia, Discography, and Sheetography
Par David A. Jasen
Scott Joplin: A Guide to Research
Par Nancy R. Ping Robbins, Guy Marco
The Rough Guide to Jazz
Par Ian Carr, Digby Fairweather, Brian Priestley
Sidney Bechet
Par Christian Béthune
The Harlem Renaissance in the American West: The New Negro's Western Experience
publié par Cary D Wintz, Bruce A. Glasrud
Pops Foster: The Autobiography of a New Orleans Jazzman as Told to Tom Stoddard
Par Pops Foster, Tom Stoddard
The Original Tuxedo Jazz Band: More than a Century of a New Orleans Icon
Par Sally Newhart
In Search of Buddy Bolden: First Man of Jazz
Par Donald M. Marquis
Black Music Biography: An Annotated Bibliography
Samuel A. Floyd, Marsha J. Reisser
Negro Musicians and their Music
Par Maud Cuney-Hare
The Jazz Scene
Par W. Royal Stokes
New Orleans Jazz
Par Edward J. Branley
Creole Trombone: Kid Ory and the Early Years of Jazz
Par John McCusker
Historical Dictionary of Jazz
Par John S. Davis
Creating Jazz Counterpoint: New Orleans, Barbershop Harmony, and the Blues
Par Vic Hobson
La vie quotidienne des jazzmen 1917-1950
Par François Billard
Keep It Real: The Life Story of James "Jimmy" Palao "The King of Jazz"
Par Joan Singleton
La revue Billboard
Sites
KNOWLA.ORG
louisianadigitallibrary.orghttp://hurricanebrassband.nl/
http://www.algiershistoricalsociety.org
http://specialcollections.tulane.edu
https://culturalhistoryofthedrumset.wordpress.com/new-orleans/the-drummers/
https://culturalhistoryofthedrumset.wordpress.com/new-orleans/the-drummers/http://yrol.free.fr/MUSIQUE/JAZZ/neworleans.htm
http://www.websitesneworleans.com/
https://sites.duke.edu/banjology/
http://jazztimes.com/