Jazz 1

« Le blues et les spirituals sont les pierres angulaires sur lesquelles le jazz s’est construit (…) mais une autre musique eut dans la formation initiale du jazz une importance égale : ce fut le ragtime»

J. Lincoln Collier, L ’Aventure du Jazz, Tome 1- Albin Michel

Le Rag Time

Dans les années 1844-46, Louis Moreau Gottschalk (1829 1869) , un compositeur créole tente de retranscrire les rythmes africains entendus à Congo Square. Il écrit des pièces pour piano dans lesquelles se réalise une forme de synthèse entre la musique classique occidentale et les polyrythmies africaines. Dans ce sens on évoque parfois ce compositeur comme un lointain ancêtre du ragtime, mais non assimilé au jazz.

Le terme indique déjà l'importance du rythme: le ragtime (temps déchiré) est caractérisé par une formule rythmique appelée "syncope".

« le lecteur peut ressentir quelque chose qui ressemble à la syncope en tapant dans les mains entre chaque pas tandis qu’il marche » J. L. Collier, L ’Aventure du Jazz, Tome 1

 

Selon James Lincoln Collier, il s’agit d’une adaptation de ce qui est produit par la polyrythmie africaine où des rythmes différents sont superposés. On entend alors des divisions du temps musical (durée entre deux battements de pulsation) différentes superposées: par exemple une division du temps en 3 parties qui chevauche une division  en 2. Le décalage produit peut être assimilé pour une oreille occidentale à une syncope.

La syncope serait donc une simplification de ce que l’on entend lorsque ces rythmes différents se superposent. C'est une manière de "résoudre" la fusion entre rythmes africains et musique

occidentale.

 

Outre la caractéristique rythmique de la syncope, on peut noter aussi une autre "résolution" d'une façon africaine dans le système musical occidental. Les "blue note" propres à toute expression musicale afro américaine vont être assimilées à des septièmes et des tierces mineures ou des quintes diminuées.

Or la blue note ne correspond initialement pas à une hauteur précise; il s'agit plus d'une inflexion de certaines notes que le système de notation occidental ne permet pas de noter.

 

Le système musical africain se fonde le plus souvent sur une gamme de cinq notes: la gamme pentatonique qui semble venir naturellement à presque tous les peuples de la planète.

En occident le système musical s'est élaboré sur une succession de 7 notes.

La fusion des deux systèmes suppose donc certains "aménagements"

 

Les septièmes, tierces, quintes sont des intervalles, un espace sonore entre deux notes:

De façon très simplifiée: imaginons chanter la gamme de DO sans chanter la 3me et la 7me note: on a une gamme pentatonique. Les africains n'ont pas supprimé ces deux notes, elles n'existaient pas pour eux.

Ce qui a donné lieu à des "fluctuations de hauteurs" longtemps perçues comme des fausses notes par les occidentaux:

Le ragtime est le fait de pianistes noirs disposant d'une certaine culture musicale. On les nommait d'ailleurs à l'époque "professors"; ils étaient ceux qui en savaient plus que les autres.

Cette hiérarchie se manifeste aussi à travers un esprit de compétition dans l'univers du piano populaire noir de l'époque, comme ici dans le film de Jeremy Kagan "Scott Joplin" de 1977:

Bien que le raqgtime se jouait sur tous les instruments, en solo ou en orchestre, c’est surtout sous sa forme pianistique que nous le connaissons:  jouer à la main gauche sur les pulsations en accentuant le premier et le troisième temps pendant que la main droite joue la mélodie syncopée, parfois fort complexe, pour retrouver l'effet polyrythmique.

 

Ci dessous: "My Ragtime Baby" de Fred Stone ( 18673 1959), version piano (une portée pour la main droite une autre, en dessous pour la main gauche):

"My Ragtime Baby" de Fred Stone, version orchestre (enregistrement sur cylindre).

La structure du ragtime emprunte le plus souvent celles des musiques populaires de l'époque, c'est à dire les marches, les "coon song" et musiques à danser: le "cake walk", bien entendu, les quadrilles, valses et foxtrot,

adoptant souvent une structure proche de la forme rondo (forme à refrains) contenant parfois quatre motifs mélodiques répétés et/ou alternés (la forme de "Maple Leaf Rag" de Scott Joplin est AA BB A CC DD).

Généralement joué en tempo médium (mais aussi en tempo lent : « Slow Rag »), le ragtime deviendra virtuose en évoluant dans les années 20 à 40 vers le « novelty rag », ou "novelty piano": des morceaux plus rapides et complexes, le plus souvent composés par des musiciens blancs, comme


À propos du Rag Time « ...cette syncopation n’a pas qu’un mérite académique : elle dénote une disposition d’esprit spéciale, une impatience, une envie de marcher de l’avant qui caractérise éminemment la nationalité de ses exécutants. […] Le Rag-Time est un « produit de l’Amérique ». Il est vital, il est « contagieux », et il s’adresse au grand nombre » (Esther Singleton, « Etats-Unis d’Amérique », in Lionel de la Laurencie, Alfred de Lavignac (dir.), Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire).

 

Rag et classiques

Le ragtime (et le jazz) a aussi inspiré quelques uns des compositeurs de musique classique:

Igor Stravinsky qui écrira "Piano Rag" (1919) et "Ebony Concerto" (1945) pour l'orchestre de Woody Hermann. Darius Milhaud dans  "Le Boeuf sur le Toit" (1920) et Claude Debussy pour "Golliwog's cake Walk", dans "Children's Corner" dédiée à sa fille (1905-19), la plus connue des oeuvres classiques influencées par le ragtime.

Erik Satie dans la musique du ballet  "Parade" avec Cocteau et Picasso (1917). Maurice Ravel avec "L'Enfant et les Sortilèges", (1919-25) "Sonate pour violon et piano" (1924-27) ou encore le "Concerto en Sol" (1932). Ravel affirmait que le jazz deviendrait la musique nationale américaine...

Scott Joplin

Le titre qui l'a rendu célèbre:

Le ragtime le plus connu (re-popularisé par le film "The Sting"- "l'Arnaque-)

Joplin et l'opéra:


On ne peut pas parler du ragtime sans parler de Scott Joplin: il est incontestablement le maître du genre, et le plus connu de tous.

 

Issu d’une famille modeste, où l’on joue du violon, du banjo, où l’on chante, Scott montre assez tôt des aptitudes à la musique. Ses parents l’encouragent et lui procurent un piano: Scott commence son apprentissage avec un professeur bénévole et suivra des études pianistiques classiques. Il disposera d’une bonne connaissance du répertoire classique et romantique et , bien entendu connaîtra aussi la tradition musicale noire américaine.

Il commence sa carrière à 14 ans, devenant musicien itinérant, accompagnant les théâtres ambulants, les spectacles de "minstrels" et vaudevilles.

Il jouait aussi du cornet, dirigeait un orchestre de danse et faisait des tournées avec un groupe vocal : le « Texas Melody Quartette ». Il considérait son art avec ambition et sérieux, reprenant des cours au collège George Smith à Sédalia, Missouri, alors qu’il venait d’avoir trente ans.

En 1899 il commence à faire éditer ses compositions - dont le fameux "Maple Leaf Rag"-, notamment grâce à John Stilwell Stark qui fut son ami, éditeur et confident.

Scott Joplin éditera trente trois ragtimes, une vingtaine de chansons, morceaux solos et une méthode : il était très minutieux et prenait le temps de travailler soigneusement ses compositions. Pour lui un morceau de rag était à prendre autant au sérieux qu’une étude de Chopin.

A partir de 1915, l’engouement du public pour le ragtime s’essouffle, et Scott Joplin se consacre à des compositions classiques.

Il écrit en 1903 un premier opéra « A guest of honor » qui a été joué quelquefois puis un second « Treemonisha », dont personne ne voulait (Stark refusa de le publier). Il monta l’opéra à Harlem, lui même sans décors, jouant la musique au piano, et le public n’applaudit pas. Scott Joplin déjà affaibli par la syphilis est effondré et meurt en avril 1917 dans un asile d’aliénés à New York.

Autres compositeurs de ragtime

William H. Krell (1868-1933) publie le premier rag en 1897: "Missisipi Rag"

Sylvester Vess Hoffman (1868 1923) célèbre banjoiste, prenait quelques libertés rythmiques avec le rag (de celles que Scott Joplin ne supportait pas...)

Tom Turpin (1871 1922), un autre précurseur avec son "Harlem Rag", le premier édité par un afro-américain en 1897 est devenu le "père du ragtime de St Louis"...

Le "Alexander ragtime" (1926) de Irving Berlin (1888 1989) est parfois cité (il est plutôt compositeur pour des comédies musicales). Pour J. L. Collier, c'est un rag simplifié qu'aurait décrié Scott Joplin.

Fred Stone (1873 1959)

vidéo ci-dessus.

Charles L Johnson (1876 1950) compositeur blanc dont le "Dill Pickles" dépassa le million d'exemplaires vendus après "Maple Leaf Rag" de Joplin.

Louis Chauvin (1881 1908) qui ne savait pas écrire la musique mais a impressionné Scott Joplin qui lui propose une collaboration:

Scott Hayden ( 1882 1915), un des collaborateurs de Scott Joplin avec il écrira 4 rag: "Sunflower Slow Drag" en 1901, "Something Doing" en 1903, "Félicity Rag" en 1911 et "Kismet Rag" en 1913.

James Scott (1885 1938), compositeur, enseignant le piano, surnommé "le petit professeur" (il mesurait 1m 68!) il a impressionné Scott Joplin . Il a rencontré Count Basie et influencé Jelly Roll Morton.

Joseph Lamb (1887 1960)

pianiste et compositeur blanc des plus célèbres qui a collaboré avec Scott Joplin.

Eubie Blake (1887 1983)

Le pianiste aux 80 ans de carrière.

D'abord pianiste de ragtime et précurseur du piano "stride" il se tourne ensuite vers le jazz.